Quand le récit biblique était la seule histoire enseignée en France
- La découverte d’un document ancien
- Qu’est-ce que l’Histoire Sainte ?
- Points de repères historiques sur l’histoire sainte
- Saint-Augustin et sa conception chrétienne de l’histoire
- Paul Orose et Sulpice Sévère
- L’histoire sainte au Moyen-Age, « seule culture historique accessible au peuple »
- Le tournant du 19ème siècle
- Quelques repères pour comprendre comment on en est arrivé à supprimer l’histoire sainte dans les programmes scolaires
- La séparation de l’Eglise et de l’Ecole
- L’influence de Ferdinand Buisson
- Le rêve de Buisson : « Une vaste franc-maçonnerie au grand jour »
- L’entrée « Histoire Sainte » dans le dictionnaire pédagogique de Buisson
- L’histoire sainte aujourd’hui
La découverte d’un document ancien
Mon fils Jean-Samuel est tombé sur un vieux livre, dans une brocante, un « Abrégé d’Histoire sainte ». Nous étions en 2021.
Le petit manuel date probablement du 19ème siècle mais son état ne nous permet pas d’en savoir beaucoup plus. En l’ouvrant, nous y trouvons un résumé de l’histoire de l’humanité telle qu’on la trouve dans l’ancien testament, de la création jusqu’à la venue de Jésus, sous forme de questions (« demandes ») et réponses. Il y a ensuite les « preuves de la religion ». Puis une récapitulation de faits principaux de l’histoire sainte, mise sous forme de vers pour le « soulagement de la mémoire ». Suivent quelques textes d’édification, dont plusieurs de Racine. L’ouvrage est catholique puisqu’à la question : « Il y a-t-il plusieurs religions dans le monde ? », l’auteur dit de la religion chrétienne : « dans laquelle il s’est malheureusement élevé plusieurs sectes. La religion Catholique est la seule véritable, hors de laquelle il n’y a point de salut. » Au moins les choses sont claires ! Nous verrons que les écoles protestantes éditaient aussi des abrégés d’Histoire Sainte.
Ce petit manuel nous met en contact avec une époque qui n’est pas si lointaine, le 19ème siècle. Il se situe entre la Révolution française et la 3ème République, celle qui a conduit à la laïcisation de l’école et de l’enseignement. C’est donc la période qui a servi à amortir le coup de boutoir de la révolution (entre 1789 et 1799), tout en mettant en œuvre de manière organisée et progressive les idées républicaines jusqu’à ce qu’elles triomphent, au moins sur le principe d’une école et d’un enseignement laïcs. La lente progression des idées révolutionnaires a continué jusqu’à nos jours. Pour vous donner une idée du monde qui nous sépare de ce 19ème siècle, zone tampon entre l’Ancien Régime et la 3ème République, voici un extrait de notre manuel d’Histoire sainte sur les « preuves de la religion » :
D. Peut-on douter de l’existence de Dieu ? R. Non, à moins qu’on n’ait perdu tout ce qui s’appelle raison et sens commun, car les preuves qu’on en a sont si démonstratives qu’on ne saurait se refuser à leur évidence. Ces preuves sont ; 1.° le sentiment d’une Divinité répandu dans tous les hommes. 2.° L’ordre magnifique et constant du monde, qui dure depuis six mille ans. 3.° La nécessité d’un premier Être intelligent et auteur de la matière. 4.° Les difficultés qui se rencontrent dans le système des Athées.
Qu’appelle-t-on « histoire sainte » ?
Du 5ème au 19ème siècle, en France, les enfants apprenaient l’histoire sainte. Il s’agissait d’un résumé assez détaillé du récit biblique allant de la Genèse jusqu’aux évangiles. La Bible n’était pas considérée comme une collection de mythes ou de contes déconnectés de la réalité mais comme une véritable histoire de l’humanité. C’était la seule histoire apprise par les enfants à l’école, ou presque. Cette transmission de la culture judéo-chrétienne aux jeunes générations devait peu à peu se heurter à d’autres conceptions du monde et de l’histoire pour finir par disparaître du programme scolaire officiel à la fin du 19ème siècle.
Points de repère historiques sur l’histoire sainte
Dans nos recherches sur l’enseignement de l’histoire sainte en France, il nous a été difficile de retrouver le fil exact des événements. En effet le sujet a toujours manqué d’intérêt pour les historiens : qui pouvait avoir la moindre considération pour une discipline qui, selon les critères de la modernité n’était pas digne d’être mise sur un pied d’égalité avec l’histoire telle que la définira le 19ème siècle, ou la théologie ? Tout juste bonne pour le catéchisme. Pourtant, au moment de la laïcisation de l’enseignement en France, la virulence de Ferdinand Buisson contre l’enseignement de l’histoire sainte montre bien que le sujet ne laissait pas indifférent… reste à savoir pourquoi ?
Saint-Augustin et sa conception chrétienne de l’histoire
Pour mieux comprendre l’importance de l’histoire sainte, il faut aussi en souligner la visée apologétique. Au cinquième siècle, il s’agissait pour Saint-Augustin de démontrer que la religion catholique ou le christianisme universel était « la vraie religion ». Dans son traité sur la vraie religion, il déclare : « les titres de l’Eglise se fondent sur une histoire sacrée, rapportée dans les Saintes Ecritures. » Pour Saint-Augustin, l’intervention de Dieu dans l’histoire prouve que notre Dieu est réel et notre religion vraie.
Saint-Augustin connaissait bien les néo-platoniciens qui croyaient à l’opération universelle de la providence dans le cosmos. Pour lui, le prologue de Jean était une reformulation extraordinaire de la vision platonicienne du monde, et les néo-platoniciens eux-mêmes admiraient ce texte. Mais il y avait une différence capitale entre leur philosophie et la conception du monde enseignée dans l’évangile : les livres platoniciens ne mentionnaient pas que le « verbe s’est fait chair ». En d’autres termes, il ne croyaient pas à « l’exécution d’un dessein divin dans et par le chaos de l’histoire » (Henry Chadwick – Saint Augustin). Saint-Augustin estimait que les néo-platoniciens étaient dans l’erreur en acceptant le polythéisme, les cycles éternels du monde et la transmigration des âmes. La Bible en effet présente un Dieu créateur, unique qui « par sa rédemption amène sa créature rationnelle à sa vraie fin : la communion avec lui-même. » Saint-Augustin avait bien compris que l’incarnation décrite dans Jean 1 :14 était « un pas formidable en direction de la fin de l’histoire et l’une des clés du sens de cette dernière. » En venant sur la terre, le Fils éternel descendait dans notre histoire et la faisait entrer dans ce que le nouveau testament appelle la « fin des temps ». De ce fait, Jésus est le seul à pouvoir prendre le livre scellé avec les sept sceaux et les briser un à un, parce que lui seul a revêtu notre humanité, a versé son sang pour le salut d’un grand nombre et a gagné le droit de faire sortir l’être humain du péché et de la malédiction des éternels recommencements.
Paul Orose et Sulpice Sévère
Or il semble que l’église ancienne ait gardé cette habitude de transmettre ce qu’on appellera plus tard au 19ème l’histoire sainte, ce que certains appelaient « historia sacrae ». Nous en avons trouvé quelques traces chez Paul Orose et chez Sulpice Sévère, qui vécurent l’un et l’autre à l’époque du grand Saint-Augustin, au cinquième siècle de l’ère chrétienne et dont la démarche consistant à réfléchir sa foi sur une base historique a fortement encouragé la transmission de l’histoire sainte.
Le 24 août 410, le sac de Rome avait eu une importance politique et symbolique immense et avait suscité une discussion sur l’intervention de la Providence divine dans l’histoire : on se demandait si le christianisme n’était pas la cause de ce malheur. L’idée païenne était que depuis que l’Empire était chrétien, les divinités romaines n’avaient pas été honorées et se vengeaient en quelque sorte. Ce concept n’était du reste pas seulement païen puisqu’on le retrouve dans 2 Rois 17 :24-33 au sujet des Samaritains. La vision du monde dans l’antiquité admettait l’intervention des puissances surnaturelles, ce qui nous paraît étrange à notre époque marquée par le rationalisme. On se demandait donc si cette colère manifeste des dieux locaux n’allait pas entraîner la chute de l’empire romain. Augustin entreprend alors l’écriture de son œuvre phare : la Cité de Dieu. Il s’agit pour lui de défendre la foi chrétienne en développant les thèmes qu’il avait déjà esquissés dans « La vraie Religion ».
Saint-Augustin répond à cette accusation de vengeance des dieux romains à cause de l’établissement du christianisme comme religion de l’empire en montrant que le prétendu « signe » de la chute de Rome n’était pas probant si on le comparait à tous les autres signes de l’histoire. Comme Augustin savait que ses arguments étaient insuffisamment étayés par des preuves, il avait envoyé le jeune Orose pour compléter la liste des grands malheurs de l’Empire romain qui avaient précédés l’apparition du christianisme, et montrer ainsi que celui de 410 ne prouvait rien.
Orose était un jeune prêtre d’Hispanie. En moins de quatre ans, il fit le voyage d’Hispanie en Afrique, puis en Palestine. Il étudia en chemin et revint à son point de départ. Sur la demande d’Augustin, il a donc écrit « histoires contre les païens », en sept livres rédigés entre 417 et 418. Il s’agit d’une histoire universelle de l’humanité. Orose n’utilise que peu les données de l’ancien testament ou celles de l’histoire de l’église d’Eusèbe. Il préfère les sources païennes puisqu’il argumente contre les païens.
Dans son ardeur juvénile, Orose va plus loin que ce qui lui demande son commanditaire. Il est partisan de ce qu’on appelle aujourd’hui la « théologie politique » : l’unité historique et géographique entre l’Empire et le Christianisme fait penser que Rome sera éternelle : cette heureuse combinaison entre le politique et le religieux ne devrait jamais cesser. Par exemple avec le recul des années il considère que le sac de Rome est quasiment un non-événement, puisque les envahisseurs barbares resteront dans la continuité de l’empire, preuve qu’il est indestructible. Orose va développer cette théorie de diverses manières dont notamment un rapprochement entre les dix persécutions qui précèdent l’avènement de Constantin et les dix plaies d’Egypte. Or Augustin n’est pas favorable à cette vision de l’histoire. Il voit bien plutôt, en considérant l’actualité de l’époque, le sac de Rome, la preuve que la « Cité de Dieu » n’est pas terrestre, puisque destructible, mais céleste. Les deux peuples des deux cités cohabitent à la manière du blé et de l’ivraie de la parabole de Jésus et la fin des temps fera connaître qui appartient vraiment à Dieu. (Lagarrigue – https://www.persee.fr/doc/palla_0031-0387_1998_num_48_1_1492).
Or, en dépit de la désapprobation à peine voilée d’Augustin, l’ouvrage d’Orose connaîtra une énorme diffusion pendant plus de mille ans ! Destin croisé avec un autre document beaucoup plus proche du genre littéraire de l’histoire sainte, écrit 15 ans avant celui d’Orose, mais qui attendra onze siècles pour connaître le succès ! Il s’agit des Chroniques de Sulpice Sévère. Sulpice Sévère a vécu entre 355 et 400 en Aquitaine. Il a connu Martin de Tour dont il écrira la biographie. Il se convertit à l’ascétisme entre 393 et 397. Par ascétisme il faut comprendre la discipline de vie du monachisme qui vient d’apparaître en Gaule sous l’impulsion d’hommes de prière tels Martin de Tour, connu pour les miracles, les délivrances et l’évangélisation des campagnes. Il écrit les Chroniques entre 400 et 403. Etant donné sa sévérité sur l’état de l’Eglise de son époque, ses écrits retiendront l’attention de Matthias Flacius Illyricus (1520-1575). Ce dernier montre que la critique que fait Luther de la papauté est soutenue par la plupart des théologiens médiévaux. Ainsi les Chroniques feront la joie des Réformateurs qui les remettront au goût de jour…
(Sulpice Sévère, Chroniques. Sources chrétiennes, les éditions du Cerf, Paris 1999. Introduction par Ghislaine de SENNEVILLE-GRAVE.)
L’histoire sainte au Moyen-Age, « seule culture historique accessible au peuple »
Plus généralement, à la fin du 19ème siècle, F Buisson, athée convaincu mais d’origine protestante explique à quel point l’histoire sainte a envahi l’imaginaire du Moyen-Age dans l’Europe chrétienne : « on ne peut pas oublier que depuis quinze cent ans, d’un bout à l’autre de notre monde chrétien, c’est l’histoire sainte qui a fourni presque tous les éléments de la seule culture historique accessible au peuple ; ses héros ont seuls peuplé l’imagination populaire, ses légendes, ses récits, ses drames, ont été pour des milliers et des millions d’hommes bien plus qu’une épopée nationale, l’épopée primitive du genre humain. L’enfant, longtemps avant de savoir lire, savait par cœur les traditions bibliques ; devenu homme, les mêmes personnages dont la naïve histoire se mêlait pour lui au souvenir des premiers récits de sa mère, lui restaient familiers, et de toutes parts ils lui apparaissaient de nouveau dans les livres et dans les images, dans les vitraux de la cathédrale, dans les sculptures du porche, dans les représentations du théâtre, dans les fêtes de l’année, dans les allusions ou les proverbes de la langue courante. » On sent bien dans ce texte le profond mépris de Buisson pour l’histoire sainte (« naïve histoire ») – sur lequel on reviendra –, mais il en reconnaît à juste titre l’influence immense sur la culture occidentale.
Le tournant du 19ème siècle
Pour Patrick Garcia et Jean Leduc, jusqu’au 18ème siècle environ, il n’y a pas encore vraiment de « discipline de l’histoire ». » (P. Garcia, « l’Enseignement de l’histoire en France »). Il précise : « le travail d’historiographie est éclaté : il y a d’un côté un travail de fourmi avec la recherche des sources. C’est le cas des bénédictions de Saint Maur (1618). Et puis il y a Bossuet ou Voltaire qui créent un « récit » : on est dans l’écriture de l’histoire, la construction du récit.
De son côté, l’histoire sainte était jusque-là considérée comme de l’histoire à part entière. On ne mettait pas en doute la véracité du témoignage biblique sur le plan historique. La Bible était dans son ensemble considérée comme un texte qui disait l’histoire de l’humanité, même si on reconnaissait à l’évidence les passages poétiques pour être de la poésie. Le monde avait donc environ 6000 ans d’âge d’après les calculs des généalogies. Enfin, tout le monde ou presque croyait à la création du monde en six jours.
Mais c’était sans compter le siècle des lumières, la critique biblique au 19ème siècle, les découvertes scientifiques, la théorie de Darwin sur l’évolution des espèces… tout cela allait bouleverser la vision du monde héritée du Moyen-Age. Or, l’évolution du statut de l’histoire sainte dans l’enseignement des nouvelles générations peut être considérée comme l’un des marqueurs de ces changements profonds dans la conception du monde de 19ème siècle.
Quelques repères pour comprendre comment on en est arrivé à évincer l’histoire sainte
Au 18ème siècle déjà, à l’occasion de l’expulsion des Jésuites et la fermeture de nombre de leurs collèges en 1763-64, certains réfléchissent à un « plan d’étude pour la jeunesse ». Il s’agissait de rajeunir l’enseignement poussiéreux des Jésuites en question. Caradeuc de la Chalotais écrivait alors : « l’important serait de donner aux jeunes gens des principes et des règles pour lire l’histoire avec fruit, premièrement pour savoir l’usage qu’ils doivent en faire, le but qu’ils doivent se proposer. Secondement pour distinguer les faits prouvés de ceux qui ne le sont pas et afin qu’ils ne deviennent pas les dupes de l’ignorance, de la prévention et de la superstition… » Il dit aussi que les enfants « s’accoutumeraient à juger » en lisant l’histoire de diverses nations et hommes illustres (Cité dans P. Garcia). On sent bien ici que l’histoire sainte est visée. L’historicité du récit biblique était loin de faire consensus. On est en avance sur le 19ème siècle où l’on parlera de la formation de l’esprit critique des étudiants. De fait, à la fin du 18ème siècle, les programmes scolaires prévoient l’histoire sainte, l’histoire ancienne (toujours servante des humanités) et l’histoire nationale.
Au moment de la Révolution française. Il y a à la fois rupture avec le passé et désir d’utiliser l’histoire pour former le nouveau citoyen : « le moteur de l’histoire est le progrès de la raison humaine dont la Révolution marque le triomphe » (P. Garcia).
Rabaut St Etienne distingue dès 1792 l’instruction publique, qui sert à éclairer les esprits, de l’éducation nationale qui sert à former les cœurs. Il explique comment l’impression commune de la croyance religieuse laissée à tous les Français avait été la spécialité des prêtres avec leurs processions, leurs catéchismes leurs cérémonies etc. et qu’il fallait maintenant faire de même sur le plan civique. En d’autres termes, le programme consistait à remplacer l’éducation religieuse, notamment l’enseignement de l’histoire sainte, par une éducation civique républicaine, avec la perspective d’une nouvelle histoire. Or les révolutionnaires ne songeaient qu’à effacer le passé monarchique de la France pour ne garder que les héros de la révolution sans parler de l’histoire de la ville de Sparte, grande inspiration pour les révolutionnaires.
Au 19ème siècle, le siècle du premier et du second Empire, le siècle durant lequel les Républicains prépareront leur revanche pour retrouver les bases posées par les révolutionnaires, l’histoire sainte restera au programme de l’enseignement primaire et secondaire jusqu’en 1882. Mais elle va subrepticement subir un déclassement. En effet, la seconde moitié du 19ème siècle sera marquée par la critique biblique allemande. Ainsi la foi dans l’historicité de la Bible fera place à la méthode historico-critique et préparera dans les mentalités l’exclusion de l’histoire sainte de l’école de la 3ème république à partir de 1882, même si les enfants continueront à entendre cette histoire sainte au catéchisme. Annie Bruter, dans son excellent article « L’enseignement de l’histoire nationale à l’école primaire avant la IIIe République » explique le « transfert de sacralité » entre histoire sainte et histoire de France à l’école primaire à la fin du 19ème siècle.
La séparation de l’Eglise et de l’Ecole
Au cours du 19ème siècle, l’histoire sainte connaîtra l’apogée de son enseignement dans les écoles grâce à la loi Guizot de 1833. Toutefois l’introduction de l’histoire nationale se fit progressivement et se mit en concurrence avec l’histoire sainte : l’histoire à l’époque avait une visée essentiellement morale et les valeurs de l’histoire sainte et de l’histoire de France n’étaient pas en tout identiques.
Michelet, dans Le Peuple dit : « Le jour où, se souvenant qu’elle fut et doit être le salut du genre humain, la France s’entourera de ses enfants et leur enseignera la France, comme foi et comme religion, elle se retrouvera vivante, et solide comme le globe (…) pour reprendre foi à la France, espérer dans son avenir, il faut remonter son passé, approfondir son génie naturel. »
Le 28 mars 1882, la loi de laïcisation supprima purement et simplement l’histoire sainte des programmes.
L’influence de Ferdinand Buisson
L’influence de F. Buisson est immense dans la laïcisation de l’histoire et plus généralement la séparation entre l’Eglise et l’Ecole. Il était protestant, mais athée et promoteur de la pensée libérale au sein du protestantisme. A la fin du second Empire, il est exilé à Neuchâtel en Suisse où il sera professeur de philosophie. Sa démarche sera d’abord religieuse. Il combat à l’intérieur du protestantisme pour faire passer une nouvelle réforme. Le 5 décembre 1868, il fait une conférence sur l’instruction. Dans son livre « La maison des souvenirs, récit d’un horloger neuchâtelois Jules-Samuel Jequier, 1835-1915 », Ariane Brunko-Méautis retrace le choc de sa famille à Fleurier à l’époque où cette conférence secoua le protestantisme neuchâtelois. « Un fait très grave vient de se produire à Neuchâtel. La Société d’Utilité publique avait annoncé pour le 5 décembre une conférence de M. le professeur F. Buisson sur une réforme urgente dans l’instruction publique et une foule nombreuse, croyant en effet qu’il s’agissait d’instruction primaire, remplissait la salle des conférences. Mais c’était à l’Ancien Testament qu’en voulait M. le professeur Buisson, et il renouvela contre lui toutes les anciennes accusations qui traînent dans Voltaire, pour arriver à cette conclusion : l’Ancien Testament, étant un livre rempli d’obscénités et de mensonges, ne doit plus être mis entre les mains des enfants. » Buisson poursuit son action. Les pasteurs et théologiens qui s’opposent à ses points de vue, notamment Frédéric Godet, sont pris de court : Buisson ne combat pas que sur le seul plan théologique mais utilise le terrain de l’instruction et de l’éducation pour faire avancer ses idées. Il écrit le Manifeste du Christianisme libéral et fonde une nouvelle « église » :
Une Eglise, mais sans sacerdoce
Une religion, mais sans catéchisme.
Un culte, mais sans mystère.
Un dieu, mais sans système.
Une année après son coup d’éclat commencent les réunions de la nouvelle église ouverte à toutes les croyances, panthéistes et athées compris.
Mais Buisson retourne en France le 4 septembre 1870 après la chute de l’Empire. En 1871 il est nommé, par Jules Simon, inspecteur primaire à Paris. Une tempête de protestations s’élèvent contre cette nomination du côté du parti clérical. En effet ils avaient eu vent de la polémique de Buisson en Suisse au sujet de l’histoire sainte. Buisson avait demandé qu’elle fût éliminée des programmes de l’enseignement primaire et tous les pasteurs, même les plus libéraux, avaient mené campagne contre cette proposition subversive. Jules Simon cède à la pression et nomme Buisson au secrétariat de la Commission de statistique de l’enseignement primaire. Il fallut l’arrivée au pouvoir de Jules Ferry pour renverser la situation. Buisson est alors nommé inspecteur général, puis directeur de l’enseignement primaire au ministère de l’instruction publique. Il devient maître d’œuvre du chantier de l’école laïque française.
Le rêve de Buisson : « Une vaste franc-maçonnerie au grand jour »
Dans une lettre adressée à Victor Hugo en 1869, il disait « ne pourrait-on pas tenter d’opposer à l’Evangile de la superstition l’Evangile de la science et de la conscience en le faisant pénétrer dans toutes les couches de notre pauvre société ? Je me représente – et c’est la chose à laquelle je suis bien décidé à consacrer toutes mes forces – une vaste franc-maçonnerie au grand jour constituant des centres innombrables sur le sol français, allant dans chaque ville, dans chaque village, grouper les esprits avancés. Là, vienne le dimanche, au lieu de laisser les femmes et les enfants et encore pas mal d’hommes aller à l’église, on réunit les enfants dans une « école du dimanche », où ils n’entendent parler que d’humanité et de raison… » (https://www.persee.fr/doc/r1848_1155-8806_1938_num_35_167_1328_t1_0228_0000_1)
L’entrée « histoire sainte » dans le dictionnaire pédagogique de Buisson
Son ouvrage le plus important sera son dictionnaire de pédagogie. L’article qu’il écrit sur l’histoire sainte dans ce dictionnaire est éloquent. Buisson estime que l’Eglise catholique a expurgé son Histoire sainte des récits les plus « scabreux » (massacres, adultères etc.) de l’histoire d’Israël pour que le contenu de l’enseignement donné aux enfants reste acceptable. Il remarque que les protestants ont mis toute la Bible dans les mains des enfants et que cela est dangereux, même si les livres d’Histoire sainte des protestants ont fait également un tri dans les histoires « racontables ». Ce que Buisson oubliait de dire, c’est que toutes les cultures, y compris la culture grecque, véhicule des histoires cruelles qui reflètent l’état du cœur humain. Personne ne s’offusque aujourd’hui des histoires de sorcières, de grand-mère mangée par un loup dans la forêt. Mais si c’est la Bible qui raconte quelque chose de sanglant, là bien sûr, c’est le scandale absolu. Ce que Buisson oubliait de dire c’est que les récits bibliques, en exposant la dure réalité, contenaient tous les remèdes au péché humain et amenaient ce peuple « enfant » à une maturité et une vision du monde, le judéo-christianisme, dont lui-même avait hérité. On volait ainsi au christianisme ses valeurs, on se les appropriait comme si elles étaient nées de notre « belle civilisation » pour les retourner contre l’histoire sainte, les récits choquants de l’ancien testament, témoins justement des besoins d’une humanité sans repères, sans la loi de Moïse. On oubliait de dire que ce que ces récits éveillaient dans le lecteur, c’était l’horreur de son propre péché, qu’il pouvait voir comme dans un miroir dans l’histoire sainte.
Ensuite Buisson s’élève avec force contre l’idée d’un peuple élu de Dieu, Israël. Il estime que cette idée d’élection divine est contraire à l’éducation que l’on veut donner aux enfants de la République. L’idée que Dieu défende Abraham ou Israël parce qu’il s’agit du peuple élu, sans égard pour la justice, révolte Buisson. Ce qu’il oublie de dire, c’est que tout l’ancien testament insiste au contraire sur la justice avec laquelle Dieu traite son peuple. Il oublie de mentionner l’immense responsabilité du peuple élu : il sera sévèrement puni et jugé par Dieu chaque fois qu’il s’éloignera de la loi que Dieu lui a donnée et Dieu lui rappellera à maintes reprises qu’il se sait mieux servi par les nations païennes que par Israël, et que son peuple n’a pas été élu pour ses mérites mais par amour. Il oublie également de dire que le peuple d’Israël a été choisi pour bénir toutes les nations et qu’au final Dieu veut bénir toutes les nations, mais qu’il le fait dans un ordre particulier et selon un plan qu’il décrit à la fin de Romains 11. Tout cela, Buisson, en bon protestant, le sait, mais il se garde de le dire. Il est trop imprégné de la philosophie des Lumières et de son athéisme pour s’arrêter un seul instant sur de telles considérations.
Tous ces efforts de Ferdinand Buisson seront couronnés de succès. En 1882, l’histoire sainte a disparu des programmes scolaires et a été reléguée au catéchisme pour les enfants qui le suivront. Dans son édition de 1911, le dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire ne reprend pas le long argumentaire de Buisson contre l’Histoire sainte mais en donne un petit résumé : « Les raisons de cette élimination ont été longuement données dans notre première édition. Il ne semble pas nécessaire de les reproduire. Ni au point de vue historique, ni surtout au point de vue moral, la Bible ni l’histoire biblique ne peut servir de base à l’éducation laïque. Les pays mêmes, catholiques ou protestants, qui continuent à lui donner une grande place à l’école, n’ont pu le faire que moyennant une série de coupures, d’arrangements et d’interprétations nécessaires pour en rendre l’emploi tolérable. La lecture pure et simple du texte intégral de l’Ancien Testament faite par des enfants révolterait, même dans les pays les plus religieux, le sens moral autant que le sens commun. »
En introduction de l’article, Buisson dit, magnanime : « La loi du 28 mars 1882 a naturellement supprimé l’histoire sainte, en faisant rentrer l’histoire des Juifs dans le cadre de l’histoire ancienne. » Ce qui paraît ici « tout naturel » ne l’était certainement pas avant 1882. Remarquez-le : d’histoire « sainte », elle est devenue histoire « des Juifs », d’inspiration divine pour toutes les époques elle est entrée dans le cadre de « l’histoire ancienne », c’est-à-dire tout juste utile à informer le jeune français des vestiges de cette histoire sainte dans la culture et le vocabulaire après 15 siècle de domination sans partage. Buisson lui reconnaît son rôle historique mais il ne lui reconnaît aucune légitimité morale. Comme si l’ancien testament était un livre dangereux. Autant dire que la pensée hébraïque est ici haïe de la plus parfaite haine, comme elle avait été haïe par les philosophes et les théologiens allemands du 19ème siècle. Est-il utile de s’étonner dès lors des dérives antisémites de l’Allemagne et de l’Europe au vingtième siècle ?
L’histoire sainte aujourd’hui
Notre petit parcours découverte de l’Histoire Sainte reste incomplet. Il resterait à analyser les différents auteurs des nombreuses versions d’histoire sainte servies aux élèves de l’époque, du côté protestant comme du côté catholique. Toutefois l’attaque virulente dont elle a fait l’objet à la fin du 19 siècle montre que derrière les apparences d’un catéchisme désuet, il y avait l’apprentissage systématique de l’histoire biblique de la Genèse aux Evangiles, comme un tout cohérent. Connaître le commencement. Lorsque les pharisiens posent des questions à Jésus sur le divorce, il leur répond : « au commencement, il n’en était pas ainsi… ». Le commencement de l’histoire, l’intervention de Dieu dans l’histoire, sa souveraineté dans les événements qui façonnent le monde, tout cela donnait aux enfants une perspective chrétienne.
Ce métarécit donnait corps à l’occident chrétien. Le nouveau narratif proposé par l’école publique est bien différent. Dans un prochain article, nous tâcherons de retrouver les fils conducteurs de l’histoire de l’éducation et d’en tirer quelques leçons.
Auteur: Co-fondateur et directeur d’étude de l’IFIM, Institut de formation International de Marseille, Jean-Hugues Jéquier a particulièrement à coeur le monde musulman et la formation de leaders chrétiens équipés dans la Parole et dans l’Esprit. Il est marié et père de 3 enfants.
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